Les animaux ne savent pas qu'ils vont mourir
Mon seul métier est l’écriture
On croit connaître Pierre Desproges tant il nous était familier, ce Pierrot au regard malicieux, philosophe saltimbanque qui nous entretenait des choses de la vie, des faits et des phénomènes de société, pourfendeur intraitable de nos tartufferies, de nos arrangements avec le réel et notre conscience, des faux semblants, à la fois insolent et tendre, subversif et iconoclaste, poussant loin la provocation, sa façon à lui d’entrer par effraction et d’ébranler nos certitudes solidement édifiées.
En flâneur il traverse la vie, exerçant divers métiers : vendeur d’assurance vie, enquêteur pour l’IFOP, auteur de romans photos et de courrier du coeur, directeur d’une fabrique de poutres synthétiques, journaliste à l’Aurore. A la radio et à la télévision, il collabore à l’émission de Jacques Martin Le petit rapporteur sur Antenne 2, aux émissions : Les saltimbanques de Jean-Louis Foulquier, Le tribunal des flagrants délires de Claude Villers et Luis Rego sur France Inter, La minute nécessaire de M. Cyclopède sur France 3, puis nous accompagne à France Inter avec ses Chroniques de la haine ordinaire. Parallèlement il se produit sur scène, collabore à Pilote et publie ses textes, dont un roman Des femmes qui tombent.
Autant de postes d’observation de l’humain et de son environnement social et politique que Pierre Desproges, avec un regard attentif, lucide, sans concession, ne cesse de scruter et dont il dénonce la bêtise, la médiocrité, les apparences dérisoires. Il ne fait de cadeau à personne, encore moins à lui-même, défiant et affrontant tout de face y compris sa maladie, le cancer, et la mort qui l’emporte à 51 ans, en 1988.Que retient-on aujourd’hui de Pierre Desproges, de son univers singulier ? Dans la perception du grand public Pierre Desproges est resté un homme de radio et de télévision, auteur interprète, homme de scène. Paradoxalement le preneur de parole, l’acteur, a occulté l’auteur.
« Pierre était avant tout un écrivain, explique Hélène Desproges, il disait : mon seul métier est l’écriture, le reste n’est que le service après vente. Il n’aspirait d’ailleurs qu’à écrire et à faire dire ses textes par d’autres. » Avec la complicité d’Hélène Desproges, épouse de l’écrivain, qui a travaillé tout au long avec son mari, Michel Didym porte sur scène cette oeuvre qu’il a tant lue et relue, " dont le style dense, l’intelligence, l’humour extrêmement corrosif, font la quintessence de ce que j’aime dans l’écriture. L’écriture où la pensée singulièrement émise constitue en soi cet espace dans lequel le théâtre a lieu. Le théâtre pour moi n’est pas une messe mais une exploration de ce qu’est le sacré, la pensée. Que devient la soi-disant conscience qu’on a des choses et des événements quand elle est déboulonnée, mise en péril dans son intime quant à soi, grâce à l’humour, à la pertinence du poète ? "
L’artiste dégagé ou les paradoxes de Pierre Desproges
Au-delà de l’image immédiate, du cliché de l’homme de spectacle, humoriste, provocateur, se dessine, à travers son écriture, un portrait paradoxal et sensible de Pierre Desproges : sa révolte, son refus de composer avec les rites sociaux, son manque total d’instinct grégaire, son étrangeté dans une société formatisée et son impossibilité de se reconnaître dans ses semblables : " Je voudrais bien vous aimer, mais je ne peux pas. Vous voyez bien que je suis trop différent. "
Libre, farouchement indépendant, refusant d’appartenir à une famille, d’entrer dans des catégories et des schémas idéologiques " prêts à penser ", il disait " Je suis un artiste dégagé. Je ne peux pas être engagé. A part la droite, il n’y a rien au monde que je méprise autant que la gauche. Et d’ailleurs quelle gauche ? (…) Je suis un artiste dégagé. Ce qui ne veut pas dire que je ne ressens pas les problèmes de mon époque avec la même acuité de coeur que n’importe quel pourri de droite ou de gauche qui se précipite à la télé chaque fois qu’un drame social lui permet de montrer son émotion à tous les passants. Dégagé, oui, indifférent non. Les injustices sociales me révoltent. "
Provocateur ou écorché vif ? Il déclare sa haine à l’humanité et avoue en même temps avoir " caché difficilement son amour des hommes sous un débordement de sarcasmes. "
C’est là la part des paradoxes de Pierre Desproges.
Il disait « je ne suis pas agresseur, je suis agressé par les événements », confie Hélène Desproges. Il était en permanence dans une attitude de provocation, de réaction parce qu’il était trop touché par l’injustice, le mensonge. Ce n’était pas de la haine mais plutôt de la colère.
Colère érigée en style de vie, en attitude philosophique.
" C’est un état de colère, précise Michel Didym, que les anciens Grecs, Platon par exemple, qualifiaient de vertu, en ce sens que les humains ont la possibilité d’organiser la colère de façon raisonnée, de l’engager dans des actions justes pour modifier les choses alors que les animaux n’ont que des réactions épidermiques, circonstanciées. C’est donc une colère salutaire, nécessaire. Chez Desproges, cette colère a la suprême élégance d’être teintée d’humour. "
La particularité de Pierre Desproges était d’être à la fois oiseau et ornithologue. Oiseau qui a réussi à s’imposer sans être prédateur, dans sa tribu. Oiseau et ornithologue à la fois en tant qu’interprète et acteur, et en tant que quelqu’un qui, ayant une position critique, toujours réfléchie, jamais cynique, sur les idées environnantes et les situations, ne se met pas hors du champ de son analyse.
L’élégance de ne pas être sentencieux, morbide. Détacher l’oeuvre de l’image de son créateur et la projeter dans l’imaginaire des spectateurs, voici le projet de Michel Didym. " Mon objectif est de transmettre l’oeuvre de Pierre Desproges en démontrant qu’elle résiste à une interprétation autre que la sienne et que ses textes peuvent s’inscrire dans le patrimoine littéraire contemporain. Mettre à jour sur le plateau cette écriture éminemment dramatique qui recèle une extraordinaire richesse thématique, des situations, des paradoxes et un style très particulier d’analyse de ces paradoxes. Bref, ce que j’appelle la francité chez Pierre Desproges, la prise de parole forte, libre, à contre courant, qui s’inscrit dans la tradition latine des polémistes remontant à Pascal, à Rousseau. "
Comment s’approprier et faire vivre sur scène, pour la première fois à travers d’autres interprètes, l’univers singulier, poétique et " hargneusement loufoque " de Pierre Desproges nourri de sa vie, de sa sensibilité exacerbée, de sa familiarité avec la mort, le cerner au plus profond de sa respiration, de la pensée qui l’anime ?
" Il y a une loi, une logique, qui s’impose d’elle-même et qui structure notre travail de composition du spectacle, le moteur même de l’écriture et des actions de Pierre : sa conscience obsessionnelle de la mort et la stratégie mise en place pour contrer sa certitude irréfutable de la fin prochaine. C’est un défi énorme de vivre avec cette conscience et d’avoir l’élégance de n’être ni sentencieux ni morbide. "
Le spectacle dont le titre Les animaux ne savent pas qu’ils vont mourir est emprunté à l’un des textes de Pierre Desproges, s’articule autour de cette thématique de la mort sans que ce soit directement ou indirectement son sujet principal. Il réunit, outre certains textes connus, des textes écrits pour le spectacle qu’il n’a pas eu le temps de faire, plusieurs inédits qu’Hélène Desproges a confié à Michel Didym, ainsi que des musiques et des chansons.
" La structure dramatique de son écriture, qui a une tessiture particulière, s’associe pour moi à une musique. "
Car il s’agit d’une sorte de théâtre musical porté par trois acteurs et un musicien, accordéoniste, partenaire à part entière du jeu, sa musique intervenant comme un langage, en prolongement de la parole. Clotilde Mollet, Daniel Martin, Philippe Fretun et Johann Riche, artistes choisis pour leur personnalité hors du commun, doués d’une grande force poétique, ayant chacun un univers singulier, capables d’apporter une lecture et une vision forte de la théâtralité de l’oeuvre, ont été associés à la genèse du spectacle.
Il a été composé sur mesure, telle une partition pour des instruments capables d’incarner la violence, la santé, la grâce du style à la fois de vie et d’écriture de Pierre Desproges.
Irène Sadowska Guillon
Texte paru dans le journal du Théâtre de la Ville d’avril 2003.
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